Entretien avec les réalisateurs


Comment est venue l’idée de ce film ?

Sandra :

Primitivi avait organisé un week end intitulé « le cinéma, outil de la transformation sociale ?» pendant lequel nous avions projeté le film « La Commune, Paris 1871 »  de P.Watkins , prolongé par des ateliers sur la thématique. Le projet de réhabilitation de la Plaine à Marseille avait été annoncé et certains habitant·es s’étaient déjà mobilisé·es contre ce projet, identifié comme une manœuvre de gentrification du quartier. Nous avions jugé intéressant de rassembler amateurs de cinéma et militant·es associatif·ves. Pendant cet atelier, un groupe à proposer d’imaginer ce qui se passerait si, face à la mobilisation citoyenne, les travaux étaient abandonnés mais que la municipalité décidait de rayer le quartier des cartes de la ville et d’y suspendre tout engagement.

Nico :

Nous nous sommes donc emparé·es de ce préambule pour imaginer des petites scénettes pour accompagner la lutte mais nous avons vite compris que nous devions raconter un contexte pour les faire vivre. Petit à petit est née l’idée ce film. Sa forme actuelle est le résultat de près de 4 ans de travail et d’élaboration.

Comment s’est déroulé le processus de fabrication du film ?

Thom :

Nous étions une petite dizaine au départ à nous regrouper sur l’envie de fabriquer quelque chose. Nous avons commencé à monter la matière que Primitivi avait accumulée. Il faut préciser que Primitivi est un collectif audiovisuel, une « télévision de rue », qui produit essentiellement des formes courtes d’actualités sociales sur Marseille. Nous étions dès le départ impliqué·es dans « l’assemblée de la Plaine », une assemblée populaire qui s’est mobilisée autour des travaux de réhabilitation du quartier. Nous filmions donc régulièrement les événements qu’elle organisait. Puis nous avons eu envie de créer des moments fictionnés pour ce film, comme la proclamation de la commune de la Plaine, ou aussi des discussions sur comment reprendre en main le quartier. Notre envie était, modestement, mais à la manière de P.Watkins, de provoquer des situations qui pourraient être intégrées au film mais également de créer des vrais moments d’interactions entre les participants. Qui pourraient aussi alimenter la lutte et les réflexions sur le « comment s’y prendre ».

Sandra :

Nous avons toujours voulu faire un film qui inclue les participant·es à son élaboration. Nous avons ainsi réalisé de nombreuses projections de « work in progress » en nous nourrissant des réactions des spectateurs. Nous avons animé des ateliers autour du film comme celui dont plusieurs séquences ont été intégrées dans le film. Par exemple, lors du festival « La première fois » à Marseille, nous avions proposé aux participant·es d’écrire des voix off sur un montage provisoire du film. Nous avons également proposé aux habitant·es de se rassembler en commissions, imaginant comment faire pour organiser un quartier qui devrait apprendre à s’auto-gérer. Enfin, nous avons organisé une assemblée ou des orateur·trices ont déclaré publiquement la proclamation de la Commune de la Plaine, également annoncée par voie d’affichage dans tout le quartier.

Thom : 

Cette idée de film collectif, fabriqué en perméabilité avec les « acteurs » et avec les spectateurs nous tenait vraiment à cœur. Le montage et l’écriture du film s’est peu à peu réduit au quotidien à Nico, Sandra et moi mais nous sommes restés toujours, je crois, attentifs aux retours du terrain et de ceux à qui nous le montrions régulièrement. Nous nous sommes retrouvés tous les trois pour des sessions de travail, où l’on discutait de la narration du film et nous montions souvent en simultané sur deux postes de travail. Nous avons ajusté l’écriture en tâtonnant pas à pas. Le début des travaux et la réalité incroyable du mur encerclant La Plaine nous a pris au dépourvu et nous a obliger à ré-envisager le film, comme si la fiction nous rattrapait !

Pourquoi avoir décadré le propos documentaire en introduisant des éléments de fiction ?

Nico :

Nous avons tous vu beaucoup de documentaires de luttes qui malheureusement au XXIè siècle se finissent souvent par des défaites ! Nous avions envie de faire récit de manière décalée pour rendre compte de ce qui n’est que très rarement raconté et qui donne pourtant de la force et de l’espoir. Ce sont les liens qui se tissent, les énergies collectives issus des moments partagés, l’intelligence collective en quelque sorte. Des moments de victoires éphémères qui sont balayés par le récit dominant. Raconter la lutte et finir par un échec des énergies engagées nous paraissait revenir à accepter que tout ce que nous avions vécu lors de cette mobilisation collective pouvait être rayé des mémoires.

Sandra :

Nous avons besoin de ces récits, nous avons eu envie de faire notre propre « story telling » -tout comme les mass médias qui nous abreuvent des leurs- pour que nos luttes prennent aussi sens.
Nous pouvons aussi nous raconter des belles histoires, juste pour nous faire plaisir ! Jacques Rancière dit : « Feindre, ce n’est pas proposer des leurres, c’est élaborer des structures intelligibles ». Nous avons aussi besoin de croire au même titre que l’on aime se faire bercer par un conte de fée dont nous ne sommes pas dupes. Nous rêvons que de ce désir rendu palpable par sa mise en image peut émerger également une force mobilisatrice. Nous avons besoin de récits de luttes qui finissent bien, créons les en attendant de les vivre…

Quelles sont vos attentes auprès des spectateurs ?

Nico :

Si nous avons fait ce film autour de la lutte contre la réhabilitation de La Plaine, c’est bien sûr parce que c’est notre quartier, et que nous voulions nous impliquer dans cette lutte, sortir de la posture des « filmeurs », que nous refusons. Mais c’est aussi parce que ce qui s’est joué ici nous a paru représentatif de pas mal de situations ou des projets sont menés sans prise en compte de ceux qui vivent là. D’une certaine façon de « faire la Ville » qui doit être combattue et transformée. Nous espérons que ce film raisonnera ailleurs.

On nous a beaucoup interrogé·es sur la problématique du «  vrai » et du « faux » et ça nous a beaucoup fait réfléchir. Nous avons été attentif·ves à parsemer le film de beaucoup d’indices permettant au spectateur de rester vigilant·e sur le fait que nous marchions sur un fil, pour ne pas avoir l’impression de se faire duper. Nous avons fini par se dire que si certain·es s’y perdent malgré les avertissements, c’est que ça fait du bien de croire et de se laisser porter par un récit décalé, qu’il fallait l’accepter !

Comment a été produit le film

Thom :  

Il a été entièrement auto-produit par Primitivi, association de terrain très peu subventionnée. Cette façon de faire crée une précarité qui oblige parfois à des choix, à limiter nos ambitions. Mais nous l’assumons, et même la revendiquons, car elle assure une indépendance totale, et aussi parce qu’elle nous a permis une spontanéité de chaque instant. Nous avons, même si c’était parfois difficile, bénéficié dans cette écriture à trois d’une possibilité de remise en question permanente de la réalisation, qu’un projet écrit mot à mot pour aller chercher des fonds, dont les jours de tournage et de montage auraient été comptés et prévus à l’avance, n’aurait pu profiter.